Le 11-septembre et les fables de Noam Chomsky et Toni Negri
Grâce aux multiples gaffes et fiascos de George W. Bush, quiconque dénonce de nos jours la guerre en Irak paraît vertueux et sage. La gauche intellectuelle américaine, comme son homologue européenne, se sert actuellement de Bush comme alibi pour masquer sa propre incapacité à offrir une perspective convaincante sur la manière dont les États- Unis et l’Europe devraient répondre à l’islamisme radical et au terrorisme international.
Revenons sur le 11-Septembre : les préjugés de la gauche radicale ont biaisé sa vision de l’étendue de la guerre civile transnationale qui déchirait le monde musulman d’alors et l’ont empêchée d’évaluer l’implication occidentale dans ce conflit. Il est temps de lever le voile sur la sensibilité, le sens commun et les tournures d’esprit qui continuent de paralyser une certaine gauche intellectuelle quand il s’agit d’appréhender les relations internationales.
Prenons cette idée maintes fois formulée qui veut que la misère, le ressentiment à l’égard de l’Occident ou les humiliations infligées par les pouvoirs occidentaux soient à l’origine de la vocation des terroristes islamistes. La misère a, dans l’histoire, donné naissance à de multiples forms d’organisations politiques (ou de propositions apolitiques) ; la rancune et l’humiliation, en soi, ne sont pas à l’origine de l’action politique. Au contraire, la rancune et l’humiliation sont des sentiments politiquement cultivés, et ils sont cultivés en tant qu’éléments d’une stratégie organisée de mobilisation des masses. Al-Qaïda n’est pas le fruit de la misère du monde arabe, ni de la repression que mène Israël contre les aspirations nationales palestiniennes, ni du soutien sélectif des États-Unis à certains régimes autoritaires arabes, comme l’Arabie Saoudite, ou de leurs attaques contre d’autres, comme l’Irak. Al-Qaïda est une excroissance du fondamentalisme islamiste ; sa volonté de détruire et sa politique de mobilisation des masses s’inscrivent dans une course au pouvoir dont les fins ultimes, si tant est qu’elles soient concrètes, consistent à établir des États théocratiques au sein desquels les masses se verraient privées d’éducation laïque, de libertés civiques, politiques et religieuses et où les femmes seraient soumises à une oppression sans merci de la part de l’État. Ces fins ne sont pas le fruit de griefs et d’humiliations ; les griefs et les humiliations sont davantage cultivés dans l’optique de les légitimer.
La tactique du grief historique exerce un insidieux pouvoir de séduction en politique contemporaine. C’est dans un grief vieux de six cents ans, concernant le massacre de chevaliers serbes et du prince Lazar à la bataille de Kosovo Polje, que les Serbes ont trouvé une justification au nettoyage ethnique, à la destruction de villes, au génocide et aux viols collectifs. Les juifs orthodoxes légitiment leurs colonies en Cisjordanie par six mille ans de souffrance et un désir ardent de précipiter l’arrivée du Messie. Oussama Ben Laden se fait le porte-voix des musulmans et des Arabes en rappelant l’humiliation qu’ont engendrée la défaite de l’Empire ottoman, la création de l’État d’Israël, la défaite des pays arabes dans les guerres contre Israël de 1967 et 1973, l’accord de paix égyptien avec Israël et la présence de forces militaires et d’intérêts économiques occidentaux dans la péninsule arabique. Ces griefs et ces humiliations entretenus ne doivent pas être pris pour des injustices incontestables. Qui oserait prétendre, en dehors des nationalistes serbes, que les Turcs sont responsables de la destruction de Sarajevo ou du massacre de Srebrenica par les milices serbes ? Qui oserait prétendre, en dehors des extrémistes juifs, que les aspirations nationales palestiniennes ou l’Intifada sont la véritable cause des prises de position apocalyptiques des colons israéliens installés en Cisjordanie ? L’argument, ou le sentiment, selon lequel les attentats du 11 septembre seraient une manifestation de l’humiliation et des griefs cumulés des Arabes envers les Américains et le rôle qu’ils ont tenu dans la politique mondiale relève du même genre de raisonnement opaque.
Une des prises de position les plus représentatives de ce courant de pensée est venue de la sociologue Saskia Sassen qui a déclaré dans les pages du Guardian au lendemain du 11 septembre : « Les attentats sont le langage de la dernière chance : les opprimés et les persécutés ont jusqu’à présent employé bien des langages pour nous atteindre, mais nous semblons incapables de les interpréter. Un petit nombre a donc décidé de prendre la responsabilité de parler en un langage qui ne nécessite pas d’interprète. » Le terrorisme n’est pas un langage de la dernière chance pour des groupes comme al-Qaïda ; c’est plutôt leur première option, une stratégie préliminaire visant à s’assurer l’allégeance de masses dépourvues de perspectives d’organisation politique et de protestations dans leur propre pays. Le terrorisme n’est pas « l’expression » de quoi que ce soit. Quant à la suggestion selon laquelle « un petit nombre a donc décidé de prendre la responsabilité de parler… » en précipitant des avions remplis de passagers dans les tours jumelles, elle n’en reste pas moins vaine et embrouillée. Un instant de réflexion morale et politique sur l’autosacrifice, et tout spécialement sur l’autosacrifice meurtrier, amène inévitablement la question de ce dont le meurtrier assume la responsabilité. Certainement pas, comme l’affirme Sassen, de la misère du monde et de la dette internationale ! …
This entry is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International license.